Entretien réalisé par Karim Bennacef
La grande diffusion de la consommation de drogue dans le milieu social, en région oranaise en particulier, est considérée comme un véritable problème social. Les fuites de drogues, est un des facteurs aggravants. Le Pr Boubekeur Mohamed, sénateur de la ville, à travers cet entretien, tire la sonnette d’alarme et veut alerter l’opinion publique, dont, les familles, l’école et les hommes de prêche sur ses ravages. Ecoutons-le :
Ouest Tribune : Pr Boubekeur, le sujet de la consommation de drogue est plus que jamais d’actualité, ses ravages sont innombrables, la société oranaise en pâtît. Peut-on en savoir plus ?
Pr Boubekeur Mohamed : Si j’aborde aujourd’hui le fléau de la drogue en région oranaise particulièrement, c’est parce que l’heure est grave, la jeunesse s’expose à un danger gravissime et pas que, car en fait, toutes les tranches d’âge et de sexe, sont concernées et consomment régulièrement de la drogue. Le constat est affreux, nous avons 92 % de consommateurs qui sont de sexe masculin et ce qui est encore plus inquiétant, c’est qu’il y a 8 % de femmes. Et parmi ces consommateurs, on retrouve toutes catégories d’âge, par ordre de fréquence, allant des vieux aux adultes en passant par les adolescents. Tout y passe, de la drogue dure à la drogue douce. Pour l’exemple des drogues consommées au niveau de la région oranaise, on retient le haschich, le cannabis, l’ecstasy, les antalgiques, les anti-inflammatoires non stéroïdiens qui sont un danger réel parce que ça peut entraîner des perturbations au niveau des reins et des insuffisances aiguës hépatiques. L’ecstasy , est considéré comme la drogue du « bonheur », sous prétexte qu’elle engendre une certaine euphorie à sa consommateur, un bonheur fou, mais dès la première prise, celui-ci en redemande pour revivre ce même état d’euphorie. De là, le consommateur, est pris dans l’engrenage, il doit en consommer de plus en plus, ce qui le conduit fatalement à la dépendance et à l’addiction avérée. Il y a également les différents somnifères, ou encore le « Lyrica », plus connu sous l’appellation de « Saroukh ». On retrouve aussi, des anxiolytiques, le « diazépam », le« valium », ce dernier est surnommé « madame Courage » pour chasser les angoisses, le « Haldol » ou communément appelé « El Kittar » en référence au train qui fait voyager, la cocaïne, l’héroïne et les vitamines à forte dose,régulièrement consommées par des gens qui veulent muscler leur corps, tout autant que les acides aminés pour les mêmes effets. Le « Covenox », un anticoagulant est utilisé comme solvant pour diluer les différentes drogues pour se les injecter après. Chez les enfants et les adolescents, la consommation se fait par voie nasale, ils sniffent de la colle, l’encre des stylos et des feutres, la poudre utilisée dans la fabrication de certains jus artificiels, et même des drogues dures sous forme de bonbons ou de bâtonnets à sucer. En revanche, la « chicha » est consommée en plein jour, et de plus en plus par les femmes, comme l’indique le taux de 08%, qui n’est pas négligeable. Je tiens à préciser que la consommation de la drogue concerne la population active, les salariés tout autant que celle inactive ou scolarisée. Toutes ces drogues, sont un danger pour la santé physique et mentale du consommateur et mènent à l’addiction.
Ouest Tribune : Les parents sont dubitatifs, voire impuissants face à la propension du fléau. D’où proviennent toutes ces drogues, qui les véhiculent, comment atterrissent-elles chez-nous ? Le «marché»informel de la drogue semble florissant. Il serait même question de fuites de drogues…Comment expliquez-vous cet état de fait ?
Pr Boubekeur Mohamed : J’ai soulevé le problème avec la population, dont beaucoup de parents, tout un chacun est unanime à dire que les choses sont dramatiques et qu’il faut absolument agir pour lutter contre cet état de fait et mettre fin à cette hécatombe qui gangrène le milieu social. Cela dit, je voudrais soulever un fait que j’estime une dérive grave, qui est celui, premièrement, de la fuite des drogues. Et là, j’en conviens parfaitement avec le ministre de l’industrie pharmaceutique sur la fuite des drogues à partir des hôpitaux, dont des produits oncologiques. La consommation de drogues et la fuite sont reliées. Plus clairement, il faut signaler qu’aujourd’hui, nous constatons outrageusement des fuites de drogues des hôpitaux. Des psychotropes, des anesthésiques et toute une panoplie sont volées pour être commercialisées à l’extérieur, par le biais du circuit informel. Allez à M’dina J’dida, par exemple, on vous propose ce que vous voulez. Ce qui est encore plus choquant, c’est que les gens qui prennent les drogues à partir des hôpitaux pour leur revente, ce sont d’abord des personnes qui connaissent parfaitement la nature de ces produits, car ce sont des paramédicaux, des gens qui sont dans les interventions chirurgicales, des anesthésistes, des infirmiers spécialisés, etc. Le phénomène est malheureusement affligeant. Ceci d’une part. De l’autre, il faut noter qu’aujourd’hui, les frontières ne sont pas tout à fait étanches. Quand un pays voisin, cultive une partie de ses terres pour la production de cannabis, c’est l’équivalent de 60 milliards de dollars, c’est plus que le pétrole ! Donc, il va chercher le marché le plus proche. Il faut rajouter à cela que l’Algérie est cernée par pas moins de sept frontières, le Mali, La Lybie, le Niger, etc., sur des distances frontalières importantes dont il est difficile de contrôler tous les kilomètres. Donc, il y a des routes qui sont toutes tracées, qui sont connues, qui vont de l’Afrique du Nord vers l’Europe, la Belgiquepour ne citer que ce pays pour l’exemple, dont la ville d’Anvers, plus précisément, est une plaque tournante du trafic international de drogue. Et puis, il y a les voies de communication et les différents types de transports qui favorisent le transit, dont ceux, terrestre, aérien, maritime, etc. Quand nos services de sécurité toutes forces combinées, arrivent à saisir des tonnes de cargaisons, d’autres quantités arrivent quand même à passer aussi minimes soient-elles.
Ouest Tribune : La lutte contre toute forme de fléau, et à fortiori celui de la drogue, stipule d’en connaitre les causes, qui seraient diverses, pour pouvoir l’attaquer à la racine. Vous en convenez ?
Pr Boubekeur Mohamed : En effet, quand un danger guette une population, à l’instar de celui de la drogue et n’épargne aucune tranche d’âge ou de sexe de la société, il y a matière à réflexion. Dans ce cas précis, certaines pistes sont relevées, telle que l’oisiveté, la léthargie, le manque d’occupations,la cassure familiale, le divorce des parents, la prostitution et un certain laxisme de l’école. Ce sont tout aussi des fléaux sociaux néfastes qui mènent l’adolescent ou l’adulte vers les vices, le banditisme, la violence, etc. Quand un adolescent te dit, « moi tout ce qui se vend, je le vole ! », il y a de quoi s’inquiéter. D’où va-t-il se procurer les 5000 dinars pour acheter sa dose de drogue ? Et combien de fois va-t-il récidiver ? Autant de fois qu’il le peut, il volera en fait tout ce qu’il va trouver, linge, produits, etc. Instinctivement, on en fait un voleur. Puis, il franchira un autre palier pour passer à celui d’agresseur. Il doit absolument se procurer de l’argent pour se payer sa dose quotidienne, poussé qu’il est par son angoisse. Des scènes quotidiennes d’agressions physiques sont constatées en plein jour, entre bandes rivales ou groupes, qui n’hésitent pas à déployer armes blanches pour se soustraire un peu d’argent. Lorsqu’il y a manque, le pas vers la violence est vite franchi, le citoyen est agressé et dépouillé devant d’autres personnes. On est arrivé même jusqu’au meurtre pour quelques dinars. Ce que l’on croyait autrefois n’être réservé uniquement que dans la société américaine ou française, se produit désormais chez nous. Voyez dans les écoles, les enseignants sont malmenés, ce sont des proies faciles. Certains quartiers de la ville d’Oran, sont devenus chauds, à l’exemple de St Pierre, Sidi El Bachir pour ne citer que ceux-là, où beaucoup de gens consomment et favorisent la consommation.
Ouest Tribune : Outre la dégradation de la santé mentale du consommateur de drogue, la consommation est semble-t-il, vecteur de transmission de maladies, parfois incurables. Aussi, des structures de désintoxication pour les drogués et de réinsertion sociale existent. Quel est leur rôle et surtout quelle est leur efficience ?
Pr Boubekeur Mohamed : En milieu carcéral pour adultes, la situation est de plus en plus grave car les consommateurs utilisent des produits qu’ils mélangent entre eux, pour avoir des concentrations de drogues plus fortes qu’ils vont ensuite s’injecter dans les veines à l’aide de seringues. Ce qui est encore plus grave, c’est le fait que les seringues sont échangées d’une personne à l’autre. Par conséquent, il y a automatiquement contamination. Ce sont donc les cas de SIDA, d’hépatites, de cirrhoses et de cancers qui sont malheureusement déclarés chez les uns et les autres. La situation n’est pas elle aussi des plus reluisantes dans les centres de rééducation pour mineurs. Il n’y a pas de prise en charge adéquate, ni sur le plan pédagogique, ni sur le plan des équipements, ce qui aggrave davantage la situation.Quant aux centres de désintoxication, ils ne jouent pas leur rôle car les anciens sont mal formés, sans véritable pédagogie et sans véritable prise en charge, manque d’équipements, ni de réelle structure qui puisse étudier les cas, les traiter afin de pouvoir les sevrer et enfin, les suivre une fois à l’extérieur en vue de leur réinsertion sociale. C’est très difficile à faire, même en France d’ailleurs, il y a beaucoup d’échecs.
Ouest Tribune : Vous avez cité le cas des fuites des drogues des hôpitaux, c’est un fait. Vous faites maintenant allusion aux pharmacies, pas toutes, certes, mais certaines. Que peut-on leur reprocher ?
Pr Boubekeur Mohamed : C’est pour dire qu’il existe des gens inconscients dans les pharmacies. Le vrai pharmacien, est celui qui est formé, qui fabrique ses drogues et respecte l’éthique. Or, il se trouve que nous avons des vendeurs de médicaments dans les officines, l’ordonnance n’est pas respectée. Le client repart par exemple avec 5 ou 6 boîtes de paracétamol, alors qu’ailleurs, on ne délivre pas plus de 02 boites. Mieux encore, il suffit que le client signale un petit mal pour que le vendeur lui propose n’importe quel médicament. On donne du « Tramadol », un anti-inflammatoire, comme si de rien n’était, alors que celui provoque des troubles cardio-vasculaires graves. Deuxièmement, chez les familles, il y a des armoires entières de médicaments. Ce qui est grave et plus grave encore, même les produits périmés sont stockés et sont consommés ou distribués sans mesurer le danger qu’ils représentent.
Ouest Tribune : Si l’on revenait aux cas de mort par surdosage, le fait n’est pas anodin…
Pr Boubekeur Mohamed : Il y a des effets secondaires de médicaments qui sont terribles, à effet hallucinogène, angoisse, anxiété, agression, faim, sueur, tremblements, céphalées, etc. Les gens ne savent pas que le « Tramadol », ou le « Paracétamol »consommés à outrance peuvent entraîner une insuffisance hépatique, la mort est instantanée, on ne peut rien faire. Et pour faire une greffe hépatique, même ailleurs, il faut attendre. J’en connais des cas d’anesthésistes chez nous, qui s’en sont injectés des doses de drogue, et qui en sont d’ailleurs décédés car ils ont fini par faire des surdosages. Vous savez, les cas de morts par surdosage, et ils sont nombreux, ne sont pas signalés. Quelqu’un qui fait un surdosage, en s’injectant une dose dont il ne connaît pas la concentration, il meurt sur place même s’il est retrouvé à temps. Au Canada, il existe des ambulances réservées pour ça et sont même équipées de valises médicales prêtes à l’emploi pour traiter les personnes surdosées. On appelle ça une sorte de « Rank », on peut tout de suite dégager les voies respiratoires et traiter le patient. Cela n’existe pas chez nous. Au Canada, le phénomène de la consommation existe, des gens surdosés aussi, mais on recherche plutôt les vendeurs. On est en train de constater chez nous que les gens consomment partout, dans les sanitaires, dans les espaces reculés, cachés à la vue, les consommateurs redoublent d’astuces et d’imagination pour aller cacher leurs drogues dans des coins censés être indétectables. Le phénomène prend des proportions alarmantes. Il faut de l’argent, où va-t-on le chercher ? Même s’il travaille, le salaire du consommateur ne peut suffire pour payer une dose à 5000 dinars d’autant plus que le lendemain, il va devoir en consommer à nouveau.
Ouest Tribune : comment impliquer les parents, et/ou comment doit s’organiser la société pour unir les efforts de lutte contre le fléau ? L’université, semble-t-il, n’échappe pas elle aussi au phénomène. Une idée à préconiser ?
Pr Boubekeur Mohamed : Je préconise la création d’un groupe composé de parents d’élèves, d’enseignants en liaison avec un syndicat d’hôpital, pour des échanges d’informations et d’avis sur les fléaux et œuvrer ensemble à mettre en place des stratégies. L’ensemble de l’action consiste à surveiller et suivre l’évolution des élèves à l’intérieur comme à l’extérieur des structures scolaires. En milieu universitaire, il faut prêter aussi une certaine vigilance et particulièrement au niveau des cités universitaires où il y a une défaillance dans l’organisation. Le fléau de la drogue s’y est étendu, d’autant plus que nous avons des étudiants étrangers dans nos cités universitaires, il ne faut pas l’oublier. Bien sûr, c’est un honneur pour l’Algérie de recevoir ces étudiants, mais la vigilance doit être de mise, car ce sont des lieux où l’on dort, l’on mange et l’on consomme.
Ouest Tribune : Sommes-nous devant une fatalité ? doit-on penser qu’il n’existe aucun moyen de lutte ?
Pr Boubekeur Mohamed : Il y a la prévention, celle-ci ne peut se faire qu’en milieu familial, à un stade précoce. Ce sera le point de départ. Le sport, la famille, les imams et l’école ont un rôle à jouer. Ce sont des remparts contre la tentation d’aller vers les fléaux. L’Algérie est entrain de construire un peu partout des stades de proximité pour encourager la pratique sportive qui demeure un moyen efficace pour éloigner notre jeunesse de la drogue. Deuxièmement, il y a les mosquées, notre religion, l’islam, nous permet d’éviter ces fléaux. La troisième chose, et là j’insiste sur la prise en charge familiale, le père, qui tient le rôle le plus important dans la cellule familiale, doit faire valoir son autorité. On assiste quand même aujourd’hui à des parents qui discutent avec leurs enfants et les sensibilisent sur les méfaits de la drogue et y arrivent. D’autres emmènent leurs enfants à la mosquée, c’est bien. Il existe tout de même des familles dont les enfants sont bien éduqués même si la rue a son influence néfaste. Bien sûr, il y a quelques échappées et cela, dans tous les pays du monde, mais on arrive à minimiser les dégâts. La prévention, demeure donc une alternative efficace contre le fléau, on ne doit pas nous laisser envahir par le phénomène, car ça ne peut mener qu’à des crimes, à des maladies graves, à la déperdition scolaire et familiale. L’Algérie, ce n’est pas la Colombie, ni le Maroc , ni la Bolivie. Quand il y a danger, tout le monde doit jouer son rôle, il y a la prise en charge sociale, il y a tout ce qui est sécurité, la protection civile, la police, la douane, la gendarmerie, l’armée, tous ces corps, non seulement, ils luttent contre l’extension du phénomène de la drogue, et à ce propos ils sont à féliciter parce qu’ils sont sur tous les fronts et opèrent sur le terrain d’importantes opérations de lutte contre le trafic de droguer, mais font également un travail extraordinaire au niveau des frontières et au niveau des villes. Et pour conclure, parmi les grands moyens de lutte contre la propagation du fléau et l’oisiveté qui mène vers les vices, il y a la politique de planification prônée par le Président de la République, Mr Abdelmadjid Tebboune, pour la création de postes d’emplois. Cette politique est salutaire dans la mesure où, elle s’inscrit dans l’optique de lutter contre le chômage et incite à un meilleur développement social, industriel et économique. Le citoyen, apprend à gagner sa vie, un salaire, une incitation à la prime, et globalement à un mode de vie sain, loin des fléaux dévastateurs et pouvoir surtout organiser et occuper son temps de manière prospère.