
Face à l’ombre grandissante des incivilités : autopsie d’un mal qui ronge le vivre-ensemble
Sous le ciel éclatant de la Méditerranée, la ville d’Oran rayonne par son hospitalité légendaire, sa population chaleureuse et son énergie débordante. Dans les rues du centre-ville, les sourires fusent, les conversations s’animent, et les embruns marins portent encore le parfum d’une ville à l’âme tant généreuse.
Mais derrière cette image à la fois flatteuse et adulatrice, largement relayée par les récits touristiques et les discours officiels, une autre réalité s’installe en silence, plus sombre, plus préoccupante: celle d’un incivisme tentaculaire qui fragilise chaque jour un peu plus le tissu social et le cadre de vie urbain. Oran est connue pour la chaleur humaine de ses habitants, pour leur sens de l’accueil, leur spontanéité, leur humour et leur sarcasme (Tniz). Ce capital humain constitue l’un des piliers de l’identité locale, parfois même une source de fierté nationale.
Mais sous cette bienveillance apparente se glisse un malaise profond : celui d’un relâchement généralisé des normes sociales et d’un effritement du civisme, perceptible jusque dans les gestes les plus quotidiens. Ce n’est plus seulement un constat d’experts ou le ressenti de quelques pessimistes endurcis. Il suffit de tendre l’oreille dans les marchés, d’écouter les doléances des riverains ou de lire les éditoriaux de la presse locale pour saisir l’ampleur d’un phénomène devenu quasi structurel.
Une ville à double visage
Incivilités verbales, salissures urbaines, nuisances sonores, dégradations des équipements publics: les atteintes au vivre-ensemble prennent des formes multiples et se banalisent à grande vitesse. La mosaïque d’incivilités est contre toute attente normalisée. À Oran comme ailleurs, l’incivisme ne connaît ni quartier ni classe sociale. Il infiltre tous les espaces, se manifeste à toute heure : refus de respecter les files d’attente, usage agressif du klaxon, jets de déchets par les fenêtres de voiture, taggage sauvage des murs, stationnement anarchique, voire harcèlement dans la rue. Des actes souvent jugés mineurs, mais dont la répétition massive finit par engendrer un climat de tension et de méfiance. Dans les zones périphériques, le constat est plus alarmant encore. Ici, les dépôts sauvages de gravats issus de chantiers immobiliers se multiplient sans vergogne. Là, des ralentisseurs «artisanaux» sont érigés illégalement à l’aide de pierres, de pneus ou de cordes tendues en travers des routes. Plus loin, des plaques d’égout disparaissent, volées, laissant place à des trous béants dans les trottoirs. Le mobilier urbain, lui, est trop souvent la cible de vandalisme gratuit, abribus saccagés, bancs arrachés, panneaux de signalisation détruits. La définition de ces contours est flous, mais aux effets réels. L’incivilité n’est pas toujours facile à cerner. Elle se glisse dans les interstices du droit, dans les marges des usages. Elle peut être un geste déplacé, une parole violente, une négligence assumée, voire plus : elle est revendiquée. Elle varie d’un lieu à l’autre, selon les normes implicites qui y prévalent. Ce qui est toléré dans une rue populaire peut devenir insupportable dans un espace résidentiel. Mais au-delà de cette relativité, elle demeure un marqueur fort, celui du rapport qu’entretiennent les citoyens à leur environnement, à l’autre, et à la règle commune. Dans une société où les institutions sont parfois perçues comme inefficaces ou déconnectées, où l’espace public est vu comme un «non-lieu» sans obligation, l’incivisme prospère sans entrave.
Un mal social aux conséquences lourdes
On aurait tort de minimiser la portée de ce phénomène. Car l’incivisme n’est pas qu’un ensemble de petites transgressions anodines. Il contribue à la détérioration du cadre de vie, décourage les initiatives de valorisation urbaine, nuit à l’attractivité économique et touristique, et pèse lourdement sur les finances locales. Le coût du nettoyage, de la réparation, du remplacement des équipements vandalisés, est faramineux. Plus grave encore, l’incivilité génère une violence symbolique, voire physique, insidieuse. Elle attaque le lien social, érode la confiance entre les citoyens, agresse l’idée même de communauté. Quand un enseignant est insulté, un chauffeur de bus bousculé, un agent municipal menacé, ce n’est pas seulement une personne qui est atteinte. Il s’agit de la fonction sociale qu’elle incarne qui est mise à mal. Ce n’est aucunement pas tout. Dans les jardins publics, on est lorgnés de partout, dévisagé et scruté du haut en bas dés que l’on fourre les pieds.
Des lieux publics en état de souffrance
Il suffit d’arpenter les rues d’Oran pour constater le désastre. Dans de nombreux quartiers, la chaussée est criblée de nid-de-poule. Des ralentisseurs improvisés, non réglementaires et mal placés, provoquent des accidents plutôt que de les éviter. Les animaux errants, chiens et chats confondus, errent en meutes. Des déchets ménagers s’amoncellent aux abords des écoles, des mosquées, des hôpitaux. Et les personnes souffrant de troubles mentaux, livrées à elles-mêmes, errent parfois dans les marchés sans accompagnement ni traitement. La contamination s’étend dans plus d’un espace. Même les lieux de savoir ou de spiritualité n’échappent pas à cette dérive. Dans les établissements scolaires, enseignants et encadrants dénoncent une montée de la violence verbale, une désinvolture croissante face aux règles. Dans les mosquées, des fidèles se plaignent du manque de recueillement et de méditation. Les bavardages, les sonneries de téléphones et l’indiscipline sont relevés à plus d’un cas. Dans les transports en commun, la fraude, l’agressivité et l’absence de courtoisie sont devenus monnaie courante. Une alerte à prendre collectivement au sérieux. Le civisme n’est pas une qualité annexe, un supplément d’âme facultatif. Il est le fondement même d’une société harmonieuse.
Respecter les règles de vie en société, c’est reconnaître l’autre, valoriser le bien commun, croire en une certaine idée du vivre-ensemble, percept adopté par l’Onu sur proposition de la diplomatie algérienne et développé depuis la «Tariqa El Allaouia» dans la wilaya de Mostaganem. De par sa population, la ville d’Oran est la première commune d’Algérie, voire de l’Afrique. Elle ne peut pas se permettre une telle dérive. Il est temps de sortir du fatalisme. Ce n’est pas aux seuls pouvoirs publics de réagir. Certes, les campagnes de sensibilisation doivent être renforcées. Certes, l’encadrement légal des comportements déviants doit être appliqué avec rigueur. Mais cela ne suffira pas sans un sursaut citoyen. Car le civisme est d’abord une affaire de conscience individuelle, un acte citoyen. Il est, selon les spécialistes en sciences humaines, temps de repenser la citoyenneté dès l’enfance.
La solution est donc autant éducative que structurelle. Il faut dès le plus jeune âge inculquer les valeurs de respect, de responsabilité, de solidarité. L’école a un rôle fondamental à jouer, mais elle ne peut porter seule ce fardeau. La famille, les associations, les médias et les mosquées sont tous appelés à assumer ce devoir citoyen en participant activement à une mobilisation collective pour redonner un sens à la citoyenneté. La ville d’Oran mérite mieux. Elle mérite que ses trottoirs soient propres, que ses infrastructures soient respectées, que ses rues redeviennent des lieux de partage et non de conflit. Il ne s’agit pas de rêver à une ville parfaite, mais simplement d’œuvrer, ensemble, pour une ville vivable. Une ville où le sourire des habitants ne soit plus la façade d’une indignation tue, mais le reflet sincère d’une communauté en paix avec elle-même.
Yacine Redjami
Quelques chiffres qui interpellent
En 2024, la commune d’Oran a consacré près de 800 millions de dinars à la réfection du mobilier urbain vandalisé.
47 % des plaintes déposées dans les APC concernent des nuisances liées à des incivilités (bruits, stationnement sauvage, saleté). Le taux de scolarisation dans la wilaya reste élevé, mais les incidents disciplinaires dans les collèges ont augmenté de 23 % en trois ans.
Moins de 15 % des Oranais interrogés dans un sondage local estiment que « le respect de l’espace public est une priorité dans leur quartier».
Y.R