Dans un entretien accordé en exclusivité à Ouest Tribune, le Pr Boubekeur Mohamed, sénateur et chef de service à l’EHU d’Oran, s’est apprêté, sans détour, ni équivoque, au jeu des questions-réponses sur différents sujets de l’heure, dont principalement, celui, inévitable, de la situation sanitaire actuelle en Algérie, le dossier de la contractualisation, les grands brûlés et la retraite des hospitalo-universitaires. Ecoutons-le :
Entretien réalisé par Karim Bennacef
Ouest Tribune : Pr Boubekeur, si vous nous évoquiez la situation sanitaire actuelle…
Pr Boubekeur Mohamed : Tout d’abord, je voudrais remercier le groupe Ouest Tribune qui me permet toujours d’intervenir dans des conditions favorables, à savoir donner des points de vue, des réflexions, des commentaires, des propositions, de réfléchir et peut-être, apporter certaines solutions à certains problèmes, qui sont ardemment expliqués mais malheureusement restent dans le flou ; ce qui n’est pas logique, car nous avons atteint un seuil universitaire qui aujourd’hui, dans une réflexion commune, peut aboutir à des solutions très positives. Ceci étant dit, en ce qui concerne la situation sanitaire, je pense qu’il risque d’y avoir des perturbations ; c’est vrai qu’aujourd’hui, en Algérie, d’un point de vue sanitaire, on sent que le Covid a totalement disparu. C’est un fait, car d’après les recensements qui se font, officiels et officieux soient-ils, il y a quelques cas, aucun décès, un seul éventuellement en soins intensifs, tous les hôpitaux sont au calme, au vert. Ceci est témoin d’une pseudo-disparition du Covid, cela semble-t-il, mais cela n’a rien à voir, parce que nous voyons qu’en Occident, les choses se sont aussi stabilisées et que dans certaines régions d’Europe, vous avez, une résurgence du Covid et surtout, sous d’autres formes de variants, à savoir le variant A4, le variant A5 et le variant XE, mais toujours est-il qu’il y a une alarme au niveau de l’Afrique du Sud, avec le variant BA1, BA4, BA5, tous ces variants sont entrain de reprendre du souffle et l’épidémie semble avoir avancé aussi bien en Afrique du sud, qu’en Australie et en Nouvelle Zélande .
Vous avez les cas de la Chine où il y a eu des centaines de milliers de contaminés et des millions de personnes qui ont été durement confinées, parce qu’ils veulent absolument éradiquer le Covid. Alors pour en revenir à l’Algérie, moi ça me pose un problème, tout simplement parce que, primo, nous avons vu que durant toute la période du ramadhan, il n’y a eu aucune précaution qui a été donnée, et là je reviens sur l’inconscience des personnes parce que j’ai été moi-même interpellé et bousculé parce que j’avais demandé que l’on respecte un tant soit peu les distances et que l’on mette les masques, on m’a presque insulté. Pendant la fête de l’Aïd, aucun masque, ni distance, sans parler des embrassades à profusion ; ceci se passait en France où je me trouvais en cette période, alors j’imagine qu’en Algérie, cela devait être pire.
Donc, il faut toujours tirer la sonnette d’alarme d’autant plus que, d’après ce que prévoient les différents spécialistes, ils disent qu’il peut y avoir une résurgence vers la mi-juin. Elle est dans trois ou quatre semaines et que ça peut exploser . Les variants BA4 et BA, sont 10 fois plus contagieux que les variants actuels BA1.
Bon on ne voit pas d’hospitalisations en soins intensifs, il n’y a pas de décès ; dans certains pays européens, les chiffres demeurent entre 20 et 50 décès par jour, ils ont des cas en soins intensifs, mais l’essentiel aujourd’hui, c’est que l’épidémie semble avoir disparu, je dis bien semble avoir disparu, mais il y a un pourcentage de ressenti.
Ouest Tribune : Qu’en est-il du dépistage ?
Pr Boubekeur Mohamed : Le dépistage actuellement, si vous allez dans les pays européens, l’Europe du nord notamment, le dépistage se fait et s’est même amélioré ; pour eux, il faut absolument faire un dépistage séquentiel, et par conséquent, ils savent très bien qu’est ce qu’il y a comme variant, ils suivent sa trace. Mais en Algérie, on n’a pas le séquentiel, on a un seul centre qui reste le centre de Pasteur à Alger, ils font quelques tests séquentiels pour définir la nature du variant, mais on ne sait pas réellement .
Moi je ne peux pas vous dire si on a le BA4 ou le BA5, où est-ce qu’il est situé, je ne sais pas… Aussi, l’Algérie est vaste, plus de deux millions de mètres carrés, les populations sont éparses, alors si on a la chance d’habiter à Alger ou dans la proximité, on peut peut-être avoir un traitement séquentiel, sinon, on ne peut pas. Actuellement, on fait le test antigénique ou à la rigueur, quand on a de la chance, le test PCR. Je dirai qu’aujourd’hui, la situation est totalement indéterminée, c’est un grand point d’interrogation ; il ya une mutation des différents variants du Covid, et ces variants sont fortement contagieux, ils ne sont pas létaux , mais, et ça se profile, il risque d’y avoir vers la mi juin, une explosion de l’épidémie car il est calculé que tous les 06 mois, il y a une recrudescence de l’épidémie, aussi, avec le brassage de la population, comme c’est le cas au niveau de l’aéroport, il n’y a aucune protection, personne ne vous dit quoi que ce soit et beaucoup de gens circulent sans masque. C’est vrai qu’à Paris, ils ont procédé à la levée du masque dans certains endroits aérés, ce qui est clair, c’est que dans certains lieux où il y a peu de personnes, on n’a pas besoin de masque, mais là où il ya un nombre assez important, le masque est nécessaire.
Donc, en général, la situation sanitaire est calme, les gens ne prennent plus de précautions car ils pensent que le virus a totalement disparu, ce qui est faux. Il y a lieu d’avertir les gens, en leur disant que dans les endroits fortement fréquentés, il vaut mieux prendre ses précautions, continuer à se laver les mains, très souvent, c’est très important, porter un masque dans les mosquées et la sagesse veut qu’il y ait une certaine distance si c’est possible . Moi je dis, restons dans la vigilance, éviter de se bousculer dans les transports, etc. mais il faut toujours citer le variants BA4, BA5 et le XE qui se trouvent actuellement en France, d’autant plus que les vols sont ouverts et que nous allons vers l’été et que durant cette période estivale, le brassage des populations est inévitable.
CONTRACTUALISATIONS
« Ce dossier est à l’arrêt ! »
Ouest Tribune : Revenons, si vous le permettez sur le dossier de la contractualisation dans les hôpitaux et la nécessité d’améliorer la qualité des prestations fournies aux malades, qui ont été, sous ces deux thèmes, au centre d’un débat réunissant, il y a environ une semaine, le ministre de la Santé Abderrahmane Benbouzid et une délégation composée d’un expert algérien établi en Europe et des membres de la commission du dossier chargée d’étudier la question de contractualisation. Votre avis…
Pr Boubekeur Mohamed : En tant que sénateur de la wilaya d’Oran, je m’engage ici sur les colonnes de votre journal pour dire que j’en parle depuis que j’ai été député, c’est-à-dire depuis les années 2012, tout en sachant que l’EHU 1er Novembre d’Oran a été projeté en 2004, et qu’il a commencé à fonctionner partiellement en 2004 en prenant les rênes du conseil scientifique en tant que président en 2005 , depuis cette année, je n’ai pas cessé un instant de parler de la contractualisation, nous avions eu à l’époque une équipe de canadiens, qui venait chez nous pour une somme de 150 millions de dollars, on a refusé l’offre . Le défunt Mansouri, l’ex DG, est un gestionnaire, il a parfaitement su s’adapter avec son directoire et l’aide des différents chefs de service, on a pu s’en sortir, on a pu faire en sorte que cet hôpital démarre, on est aujourd’hui à 46 services qui fonctionnent en pôle d’excellence et on a beaucoup de choses qui ont été faites dans un sens très positif dans les différentes chirurgies avancées, beaucoup de choses en médecine interne, telle que l’hospitalisation à domicile, les soins à domicile, etc… C’est un hôpital qui s’est modernisé et qui se veut être moderne, malheureusement, nous n’avons pas le nerf de la guerre, l’argent ! Il y a un arrêté qui est clair : c’est une EPIC, il doit fonctionner sur le mode de la contractualisation , c’est un hôpital qui devait être un hôpital pilote modèle et ce depuis 2004 ! Or, nous sommes en 2022, rien n’a été fait ! j’avais attiré l’attention du Premier ministre de l’époque, ainsi que celle du ministre de la Santé de l’époque. Et là je pense que Mr Djerrad a en quelque sorte mal géré le secteur de la Santé. Je crois que la division dans le secteur de la Santé avec la création du secteur de la pharmacie industrielle était une mauvaise chose. En tout cas c’est mon avis.
Le ministère de la Santé a été cisaillé, ne lui laissant à gérer que le Covid et même en ce qui concerne le vaccin, on le lui a pris ! En ce qui concerne la contractualisation, j’ai revu avec le deuxième ministre de la santé, qui est présent actuellement, toujours au niveau du Sénat, en lui expliquant que nous sommes à bout, que la contractualisation est absolument indispensable et nécessaire pour le fonctionnement des hôpitaux, faute de quoi, on ne peut avancer.
Ouest Tribune : Vous venez d’évoquer, « le nerf de la guerre », l’argent. Où se trouve le problème?
Pr Boubekeur Mohamed : En effet, comment voulez-vous gérer un hôpital qui draine 4000 à 5000 soignants de la santé avec une subvention de 550 milliards ? Ce n’est pas possible . La masse salariale du personnel de la santé absorbe 80 % du budget, quand on va maintenant vers les spécialités qui sont budgétivores, à savoir la cardiologie, l’hématologie et particulièrement tout ce qui est cancer du sang, l’oncologie, tous les cancers, ça consomme énormément et donc que va-t-il rester à la réanimation médicale chirurgicale et aux spécialités chirurgicales, à la médecine interne, pour ne pas dire qu’est ce qui va rester à l’imagerie , aux diagnostics, ? Alors qu’à coté, vous avez d’autres hôpitaux et universitaires qui font un budget de plus de 1100 milliards par an ?
Cela relève de l’impossible et après, on nous demande d’améliorer la situation des hôpitaux, les humaniser et avancer. Mais ailleurs, le chef de service, c’est un chef de service, qui s’occupe de l’enseignement et des malades, il ne s’occupe pas des prises électriques et du parterre ou du ménage ou encore de peindre le service, ce n’est pas son travail . Il y a un directoire qui s’occupe de cela.
Ouest Tribune : Le fond de la problématique résiderait-il dans l’absence de signature de conventions avec l’institution publique?
Pr Boubekeur Mohamed : Alors, figurez- vous que quand j’en ai parlé, on m’a répondu qu’en principe, la contractualisation existe, alors qu’elle est inexistante! Personnellement, j’en parle depuis 2005 à tous les niveaux de l’APW, à l’APN, au sénat, aux deux Premiers ministres ; j’ai réuni, le ministre du Travail, le wali d’Oran qui avait succédé à Chérifi, trois ou quatre fois on s’est réuni à El Bahia, pour essayer de traiter cette histoire avec le DG de la CNAS ; « oui, oui, c’est bon rien à dire, on t’écoute, on avance! », mais rien n’a été fait ; on peut voir mes incessantes interventions au niveau du sénat, au niveau de la presse aussi, , plus particulièrement avec votre quotidien, cela fait la cinquième fois que je soulève ce problème. La question que je pose est la suivante : pourquoi, on peut signer des conventions avec les cliniques privées et on règle toutes les situations et on ne peut pas le faire avec l’EHU, qui est une institution publique ? La première chose qui m’a été donnée, en chirurgie cardiaque, on m’a dit, on va signer une convention. Mais rien n’a été fait, ni en chirurgie cardiaque, ni ailleurs ! Pourquoi ? Il y a quand même des hôpitaux qui sont en avance en matière de santé et je cite le CHU D’Oran et je suis fier de le dire, car ils n’ont qu’à venir nous tester et nous évaluer, nous sommes là et je vous assure que quand on fait un cancer du rectum ou du côlon, il faut le faire ; et dire qu’on est arrivé à mendier à des personnes du dehors pour nous faire des dons et pouvoir opérer des malades. Alors que l’Algérie a formé ces gens là, je suis fier de mon pays, ils sont là, ils travaillent, ils produisent et sont en concurrence avec les autres pays . Pour preuve, j’ai animé une conférence à Tunis en tant que président de séance en présence d’un Français, chef de service à Troyes et d’un Tunisien, une pointure de la médecine, ils étaient ébahis par notre savoir-faire . Vous savez à l’EHU, tout se fait par voie , mais il faut des pièces , des prothèses, et cela coûte cher, les pinces à pas moins de 10 millions l’unité. Aujourd’hui, même les opérations de planification, au niveau du ministère de la Santé n’existent pas pour les hôpitaux qui doivent aller à la contractualisation, à l’EHU d’Oran, avec les 550 milliards de budget, on ne peut pas peindre l’hôpital, on ne peut pas faire des travaux, on ne peut rien faire. La dernière fois, pour faire des travaux à la rentrée de l’hôpital, il a fallu l’intervention du 1er ministre, ce qui avait d’ailleurs, irrité le wali d’Oran; ceci pour dire qu’il faut urgemment passer à la contractualisation.
Ouest Tribune : Le ministre de la Santé semble pourtant s’être saisi de manière attentive du dossier. Est-ce aussi problématique pour faire avancer ce dossier de la contractualisation ?
Pr Boubekeuer Mohamed : Le dossier de la contractualisation avance depuis 2004, il a été également traité lors des dernières assises qui remontent à 05 mois, lesquelles assises ont été ouvertes par le 1er ministre et clôturées par Mr le Président de la République. Et là, je tire chapeau au président de la République, parce qu’il voulait absolument prendre en considération les recommandations des différents ateliers, de même qu’il a insisté à ce que ces recommandations soient appliquées avant la fin de l’année en cours, or, la fin d’année, c’est demain ! Et, où est le dossier de la contractualisation ? C’est bien beau de dire, il avance, mais quand on avance, il faut qu’on avance pas par pas, et à chaque fois, dire voilà ce qu’on a fait ; depuis les assises, il y a plus de trois mois, jusqu’à aujourd’hui, rien n’a été fait ! Maintenant, si une réunion a été tenue au niveau central, ça c’est un problème ; s’il y eut réunion et aboutit à des résultats, même partiels, il faut qu’ils soient communiqués de façon à encourager les gens. Mais pour moi, le dossier de la contractualisation est à l’arrêt ! Moi, j’avance une proposition, laquelle consiste à au moins développer par spécialité, faire des conventions par spécialités, aujourd’hui par exemple c’est la chirurgie cardiovasculaire, parce qu’elle est consommatrice et budgétivore, après c’est la chirurgie mini-invasive qui intéresse toutes les spécialités thoraciques et digestives et on avance , voilà comment on peut avancer ! Pourquoi, c’est toujours avec les cliniques privées et jamais avec l’institution publique ? On a l’impression qu’on est entrain de favoriser le privé par rapport au public, or, le public, c’est lui qui traite les pauvres, les démunis, c’est lui qui traite les gros malades . Sans lui, la médecine n’existera pas, parce que le privé ne peut pas faire grand-chose ! Les Algériens ont besoin de l’hôpital public.
Ouest Tribune : Vous considérez donc que ce dossier mérite plus d’égard …
Pr Boubekeur Mohamed : Je dis oui à l’initiative du ministre, mais je rappelle que le terrain de la Santé au niveau de l’Algérie est très difficile, il faut savoir comment manipuler et vaut mieux traiter chose par chose que de vouloir faire toutes les choses à la fois et ne pas y arriver. Le dossier de la contractualisation est un dossier ardent, pointu qui exige une certaine conscience et exige que l’on se consacre à lui et à lui seul. Et je le redis, faites les conventions avec le public, c’est lui qui soigne les malades, les pauvres n’ont pas d’argent pour se soigner et l’hôpital reste leur seul salut. Aujourd’hui, si vous allez dans une pharmacie et que vous ne déboursez pas 10.000 Da, vous n’achèteriez rien. Doit-on comprendre qu’une catégorie de la population a le droit de se faire soigner et l’autre non ? Si vous travaillez chez Sonatrach, vous avez droit à l’imagerie, etc, si vous travaillez à la CNAS, vous avez droit à nombre de prestations , et celui qui n’a rien, n’a-t-il pas le droit de se faire soigner ?
Même avec sa carte « Chifa », il n’aura rien. Moi je dis à Mr Benbouzid que le dossier de la contractualisation mérite beaucoup d’attention et qu’il faut l’étudier de façon absolument irréversible avec la seule personne qui puisse l’étudier avec lui et qui peut arriver à un consensus strictement positif, c’est le président de la République , et qu’il doit lui faire des propositions de solutions par paliers en allant du plus grave vers le moins grave, et c’est de cette façon que l’on peut espérer et régler le dossier de la contractualisation des hôpitaux sur une période donnée, un an ou deux, car il faut associer et les assurances, et la CNAS, et le Travail et donner des décisions strictes. Depuis 2004 jusqu’en 2022, rien n’a été fait !