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Professeur Ammar MANAA, Directeur du CRASC d’Oran : «Le numérique nous permet d’être présents à l’international»

Dans cette interview accordée à Ouest Tribune, le Professeur Ammar MANAA, Directeur du Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle d’Oran, affirme que «la question de l’évaluation de la recherche est au centre des préoccupations et au cœur des actions et des activités du CRASC.»

Tout en soulignant «la nécessité du renforcement de la transformation numérique qui reste encore à parfaire», le professeur Manaa évoque quelques-uns des projets en cours au CRASC qui fête, cette année, ses 30 ans et qui dispose d’une extraordinaire richesse de capital humain et scientifique qui en fait de cette institution un laboratoire dynamique d’idées nouvelles.

Ouest Tribune: Le programme triennal de recherche du CRASC s’étalant sur la période 2020-2030 s’articule autour de 57 projets impliquant 116 chercheurs. Par-delà cette teneur à forte valeur chiffrée, la question de l’évaluation appropriée de la recherche demeure un immense défi. Les disciplines des sciences humaines et sociales se caractérisant par des particularités qui rendent difficile l’évaluation de la qualité de la recherche. Avez-vous mis en place des instruments d’évaluation des impacts sociétaux de vos travaux de recherche ?

Professeur Ammar MANAA : Votre question interpelle en fait non seulement le CRASC, mais toutes les institutions du Supérieur. La question de l’évaluation est au centre des préoccupations des parties prenantes de toutes les institutions universitaires. Il est clair comme vous dites qu’il ne peut y avoir d’activités de recherche sans que l’évaluation ne soit au cœur de nos actions et des activités du Centre. Cependant, et votre mention d’outils qui seraient à la disposition du Centre me permet d’aborder ce qui a été mis en branle depuis 2016: en l’occurrence le Référentiel National de l’Assurance Qualité dans l’Enseignement Supérieur, (RNAQES). Vous trouverez cela dans les documents produits par le CRASC, le Livre Blanc et le Mot du Directeur sur le site-web du CRASC où j’ai mis l’accent sur la nécessité de procéder à des autoévaluations systématiques de nos pratiques. En fait, nous tenons à développer des bonnes pratiques sur le plan de la recherche et de la gouvernance. On peut encore faire mieux et plus vite.
Pendant des années, ce sont surtout des bilans suivis de recommandations qui ont été faits. Aujourd’hui, le RNAQES, qui est notre feuille de route pour le Centre, nous sert pour faire de l’amélioration continue (définition retenue par le MESRS de ce qu’est la Qualité dans l’Enseignement et la Recherche) notre préoccupation majeure. Si l’évaluation de la recherche en sciences humaines et sociales est difficile, il n’en reste pas moins que notre système de veille sur les évolutions méthodologiques et scientifiques, en adéquation avec le RNAQES permet une certaine pratique évaluative qui rend notre tâche plus facile.

Ouest Tribune: Le CRASC multiplie les efforts pour se digitaliser et renforcer sa présence académique sur le web car ce critère est considéré comme un indicateur essentiel du niveau de la recherche. Quelle est votre stratégie pour permettre au centre que vous dirigez d’améliorer ses classements internationaux ?

Professeur Ammar MANAA : Pour répondre à votre question, je mettrais en exergue les instructions de monsieur le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, et de notre direction centrale de la recherche et à travers elle, celles de notre gouvernement qui nous demande un renforcement de la transformation numérique qui reste encore à parfaire. N’oublions pas aussi que le Référentiel demande à notre institution de disposer d’un système informatique permettant l’accès en ligne aux ressources documentaires. C’est pourquoi le CRASC assure l’accès aux ressources documentaires via un site web. Il dispose pour cela d’un équipement informatique adéquat pour la consultation des documents disponibles (autre critère du Référentiel qui nous adjoint de développer l’amélioration du numérique au niveau de la recherche et de la gestion/management administratif de la recherche). Le numérique est une stratégie pour être présent à l’international. N’oubliez pas que le CRASC est présent à l’Open Source et l’Open Edition, c’est-à-dire, la mise à disposition de ces documents et résultats de recherche à la communauté nationale et internationale.

Ouest Tribune: Le centre que vous dirigez a conclu une multitude de conventions de coopération scientifique avec des centres de recherches et universités algériennes et étrangères basés au Canada, en Finlande, en Italie, en France, en Turquie, en Belgique, en Pologne, en Tunisie et au Qatar. Ces échanges et ces efforts entrepris en faveur de l’intégration de la recherche dans la coopération internationale ont-ils porté leurs fruits en matière d’innovation ?

Professeur Ammar MANAA : Nous avouerons que les fruits récoltés ne sont pas à la mesure des efforts et des actions entreprises par le CRASC afin de faire vivre les conventions signées avec tous les pays mentionnés. Il faut dire, à la décharge de toutes les parties prenantes, que la période du Covid-19 a mis un frein à des activités bilatérales et multilatérales. Heureusement, la stratégie des Zoom a permis de compenser sans toutefois remplacer le présentiel. Nous sommes en train de relancer des projets en suspend comme la coédition avec une institution de recherche italienne, d’un ouvrage collectif sur la musicologie algérienne. Nous avons obtenu des résultats probants avec certains partenaires par la volonté des individus.

Ouest Tribune: Pouvez-vous nous donner quelques exemples des projets en cours de réalisation?

Professeur Ammar MANAA : A titre d’exemple, dans le contexte de la pandémie de la covid 19, un programme de recherche exceptionnel a été réalisé relatif à la pandémie et à ses répercussions sur l’économie et la société, par des équipes de chercheurs de différent profiles des quatre divisions de recherche au sein du CRASC.
La première enquête ayant abouti a porté le titre de : «La qualité de l’emploi et l’éducation au temps de la pandémie: Enquête ménage: Oran, Blida, Constantine, Ghardaïa, Adrar. (2500 ménages) », Réalisée par la division de recherche: anthropologie de l’éducation et systèmes de formation. Il s’agit d’une enquête réalisée à partir d’un constat relatif à l’augmentation des inégalités et des incertitudes. Cette étude a pris en considération l’agenda 2030 des objectifs du développement durable de nos sociétés, construit sur les principes d’inclusion, d’équité et de durabilité. L’analyse est axée sur un ensemble de questionnements: comment la société s’est adaptée pour combattre le virus et comment cette même société réagit par rapport à ce que les pouvoirs publics lui dictent ? Face à une crise à tous les niveaux, comment les institutions, les acteurs, ont pu ou tenter d’y faire face ? Les pouvoirs publics usant et diversifiant les approches passant de la peur, à la sanction en passant par le compromis, le faire semblant voire le laisser aller, négocient de fait leur rapport d’autorité. Comment s’organise-t-on dans les familles, le quartier, la mosquée, l’école? Comment les familles peuvent-elles assumer leur rôle d’éducation ? Sont-elles prêtes et/ou ont-elles les moyens d’aller au-delà de leur stricte charge statutaire face à la déscolarisation des enfants et face à une crainte réelle de l’augmentation de la violence en raison de la rupture réelle d’autorité ?
Dans le contexte de la pandémie covid-19, la réouverture de l’école, relève de la responsabilité au plus haut niveau de l’Etat. Comment l’organisation quotidienne du temps pour l’enfance, l’adolescence, les jeunes, qu’elle soit imposée, ou volontaire, a-t-elle été impactée par la pandémie et selon les 4 temps fondamentaux (productif, reproductif, récréatif et fonctionnel) et les 3 moments différenciés de confinement ? Les conditions d’habitats ont-ils une influence sur l’organisation du temps ? L’objectif est de faire un état des lieux des bouleversements provoqués par la covid-19 pour quatre types de population et autour de quatre champs d’investigation: les travailleurs, les étudiants, les chômeurs et les personnes inactives.

Ouest Tribune: Le CRASC a aussi mené une étude de terrain portant sur les jeux méditerranéens 2022 à l’aune de la Covid-19. Qu’en est-il concrètement ?

Professeur Ammar MANAA : Cette étude de terrain portant sur «Les jeux méditerranéens 2022 à l’aune de la Covid-19», a été réalisée par la division de recherche: Villes et territoires. Le confinement décidé par le gouvernement suite à la pandémie Covid-19 et ses retombées a fait de cette conjoncture la raison du report des jeux méditerranéens à l’été 2022. Entre autre, la ville d’Oran a connu un arsenal préventif contre la propagation du coronavirus. Partant de ce constat, l’enquête vise à savoir les mesures entreprises par les décideurs en termes de gestion de l’évènement en vue de garantir la sécurité sanitaire sans perdre le caractère festif de ces jeux, les représentations et les attitudes sociales de la population. Il s’agit notamment, de la connaissance de la réalité d’un point de vue socio-anthropologique des institutions et des acteurs. Ainsi le travail de terrain a suscité une double enquête de terrain: la première qualitative, auprès des pouvoirs publics, des organisateurs et des différents partenaires intervenant dans l’organisation des jeux. La seconde est quantitative auprès de la population d’Oran et de la société civile. Ce qui nous permet d’atteindre plusieurs objectifs, entre autre: interroger la manière dont les territoires et les populations s’adaptent, face aux multiples défis posés par la Covid-19 ; apporter une compréhension et une analyse des pratiques institutionnelles et des représentations sociales; et enfin la diffusion de la connaissance élaborée de ce travail de recherche, qui va certainement susciter des débats.
La troisième enquête est sous-titrée: «Consommation culturelle durant et après le Covid-19», réalisée par la division anthropologie de l’imaginaire et du processus sociétal. Enfin la quatrième enquête a été réalisée par la division socio-anthropologie de l’histoire et de la mémoire : «Covid-19 et citoyenneté au quotidien». La pandémie du Covid-19 a mis les citoyens au cœur de la République. Ainsi, les restrictions légales ont réduit drastiquement les droits et les libertés des citoyens au cours de cette période. Aussi, l’articulation entre le respect des droits de l’Homme, dans toutes ses déclinaisons (politiques, économiques, religieuses, sociales, culturelles, etc.) et la gestion sécuritaire et sanitaire de la pandémie ont constitué un des plus importants challenges auxquels ont été confrontés les pouvoirs publics. Si les interdictions de se rassembler ont été plus ou moins respectées, il n’en demeure pas moins que les mesures de confinement ont été diversement appréciées et observées par les citoyens. Il a été constaté qu’une partie de nos concitoyens a continué à braver ouvertement ces dispositions et refusé de les suivre. Les premiers éléments de réflexion ont été présentés dans la synthèse du rapport du CRASC intitulé: «Covid19- en Algérie: enseignements et regards croisés (Premiers éléments de réflexion), Septembre 2020 ».
Des conditions objectives ont favorisé le non-respect (relatif) des règles de confinement. Cependant, il convient de souligner que le rapport de la pandémie Covid-19 avec la société ne se circonscrit pas seulement au volet interdictions et dépassements. Au cours de cette période, des centaines de milliers de familles dans le besoin ont été soutenues par les organismes publics et associatifs, mais également grâce aux collectes organisées par des bénévoles non affiliés à l’État ou aux associations traditionnelles. La pandémie a révélé (ou confirmé) également que la société algérienne pouvait être réactive et solidaire. La crise du Covid-19 doit être l’occasion d’amorcer une réflexion globale autour de l’articulation État social-citoyenneté responsable et active et société affranchie. L’État devrait saisir cette occasion pour promouvoir des actions citoyennes en intégrant la jeunesse dans les programmes et les politiques d’actions sociales et de solidarité nationale.
Il importe aussi de s’interroger sur les mécanismes d’intégration du citoyen dans la gestion des affaires de la Cité. Dès lors, il est impératif de refonder la confiance entre l’État et le citoyen en :
1. renforçant le sentiment de l’appartenance à la Nation par la consolidation des principes et des pratiques du vivre-ensemble et de l’attachement au pays, sans bien sûr reproduire les discours paternalistes, démagogiques et populistes, usités depuis l’indépendance.
2. développant un service public d’information exemplaire en ouvrant les médias publics à l’ensemble des Algériens nonobstant leurs appartenances politiques ou idéologiques. La faiblesse et la non-crédibilité des médias publics et l’état désastreux dans lequel se trouvent les médias privés (en particulier, les chaînes satellitaires) ont empêché le citoyen d’avoir des informations en lesquelles il pourrait avoir confiance. Son recours a été souvent les réseaux sociaux et les chaînes étrangères.
3. mobilisant les réseaux sociaux et en les associant aux campagnes de conscientisation et d’information sur les politiques publiques de lutte contre les pandémies.
4. garantissant les soins pour tous et à tout moment dans la transparence et le respect de la personne humaine.
5. organisant la solidarité nationale en mobilisant toutes les capacités et les forces vives de la Nation.
6. associant la société savante à la réflexion sur la politique sanitaire en libérant les universités et les centres de recherche des carcans et contraintes administratifs et sécuritaires. Enfin, sur le plan du droit, la principale préoccupation consiste à se demander si l’arsenal juridique existant est adéquat pour gérer les crises sanitaires à l’instar de celle du Covid-19. Une recension de textes affectant la vie politique, économique, sociale et culturelle est nécessaire afin de voir dans quelle mesure ils ont été affectés par la pandémie. Une actualisation de l’arsenal juridique devrait être réalisée dans les meilleurs délais.

Ouest Tribune: Quelles sont les perspectives de recherche du CRASC ?

Actuellement, et dans le cadre de la mise en œuvre de son programme triennal de recherche 2020-2023, le programme de recherche du CRASC s’articule autour de trente-trois (33) Projets d’Établissement (P.E), vingt-trois (23) Projets à Impact Socio-Économique (P.S.E) et un (01) projet PNR domicilié, impliquant 116 chercheurs permanents et à temps partiel.
En sus de son programme ordinaire de recherche, et au regard de la situation pandémique exceptionnelle liée à la Covid 19, le CRASC a lancé un programme exceptionnel de recherche visant à mieux comprendre le vécu des algériens durant cette période : 5 enquêtes lancées durant l’année universitaire 2021/2022.
Quant aux perspectives de la recherche au CRASC qui a atteint 30 ans d’existence, et 25 ans pour la revue Insaniyat, l’objectif essentiel pour les prochaines années sera de :
– Soutenir la cadence de la production scientifique. (Il y a 15 titres parus durant l’année en cours).
– Renforcer l’identité scientifique du centre en choisissant des thématiques en cohérence avec le programme du développement de notre pays en cours de réalisation.
– Lancement d’une nouvelle revue scientifique «Tourath» qui traite des thématiques relatives à notre patrimoine culturel matériel et immatériel.
– Lancement des projets sur les sociétés africaines.
Nous envisageons aussi, la création de deux filiales commerciales: une filiale en Sondage national, relevant du CRASC, basée en amont sur les mutations sociales et pouvant intervenir et prévenir sur les fléaux en relation avec notre société; et une autre filiale d’édition des travaux académiques en Sciences Humaines et Sociales, valorisant ainsi l’initiative de recherche et de traduction et pouvant servir différents secteurs.

Interview réalisée par Imad T

 

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