
Entre quête de beauté, business et ravages sanitaires : les dérives de « l’esthétique »
Un parfum entêtant de vernis d’ongles, mêlé à d’autres effluves offensifs difficiles à en reconnaître l’odorat, flotte dans l’air d’un salon de coiffure situé dans le centre ville d’Oran. Les miroirs renvoient les reflets d’une clientèle fidèle, concentrée sur sa coupe ou son brushing. Entre deux sèche-cheveux qui bourdonnent, une jeune femme s’approche, se penchant discrètement de la gérante, lui chuchotant à l’oreille en lui glissant une question à voix basse en sollicitant des services bien particulier: «Vous proposez des petites injections pour combler les rides ? La réponse, rassurante, quoiqu’illégale, tombe aussitôt.
«Mais bien évidemment, on a tout ce qu’il faut, c’est à la fois rapide et sans aucune douleur, petite soit elle», lui répond aussitôt la gérante en lui souriant sournoisement sachant à l’avance avoir que la « patiente est acquise». Cette scène, banale en apparence, illustre, en fait, un phénomène très préoccupant. Car derrière les portes closes de certains salons de quartier se jouent des pratiques qui échappent à tout contrôle médical à telle enseigne que ces pseudos établissements sont, selon les spécialistes, totalement identiques à des enclos d’autant plus sordides qu’ils nécessitent des fouines de fond en comble. En Algérie, le secteur de l’esthétique connaît une croissance fulgurante, nourrie par la quête de jeunesse éternelle, les modèles véhiculés sur les réseaux sociaux et une société où l’apparence occupe une place croissante. Mais ce boom ne va pas sans dérives.
Une demande en plein essor
Les chiffres exacts font défaut, mais les professionnels s’accordent à dire que la demande en soins esthétiques est en forte croissance. Des patientes sont, parfois, en quête de la chirurgie du nez qui ne peuvent être opérées qu’au niveau des établissements spécialisés, des injections de botox, de comblement à l’acide hyaluronique, lifting par fils tenseurs, épilation définitive au laser… la liste des prestations recherchées s’allonge chaque année. «Dans les grandes villes comme Alger, Oran ou Constantine, on voit s’ouvrir des établissements baptisés au nom des instituts de beauté spécialisées presque tous les mois», confie un praticien privé. «Ces derniers sont très souvent gérés par des dames ayant reçu une petite formation de coiffure », déplore le même médecin.Ces établissements, dotés de plateaux techniques modernes, s’adressent surtout à une clientèle aisée prête à dépenser plusieurs centaines de milliers de dinars pour un soin de beauté censé être encadré. Mais à côté de ce secteur formel, un marché parallèle prolifère, attirant celles et ceux qui n’ont ni les moyens ni la patience.
Quand l’illégal se banalise
Dans ces circuits parallèles, l’esthétique devient une prestation de proximité, au même titre qu’une manucure ou une coloration. On y promet un visage rajeuni, des lèvres repulpées ou un nez affiné en quelques minutes, pour une fraction du prix pratiqué dans un salon de beauté. Mais à quel prix pour la santé ? Un dermatologue connu à Oran en voit les conséquences chaque semaine. «Nous recevons des patientes avec des brûlures, des nécroses cutanées ou des infections sévères. Certaines arrivent dans un état grave parce qu’un produit a été injecté sans aucune garantie sanitaire. L’esthétique n’est pas un jeu, c’est un acte médical à part entière», a-t-il précisé. Dans les hôpitaux, les témoignages se multiplient. Une jeune femme de 24 ans raconte avoir perdu toute sensibilité autour de la bouche après une injection réalisée dans un institut de quartier. Une autre a subi une cicatrice permanente sur la joue, conséquence d’un peeling chimique mal dosé.
Le marché parallèle des produits frauduleux
Derrière ces drames se cache une filière opaque : celle des produits cosmétiques frauduleux. La Direction régionale de commerce a, dans une opération récente, procédé à des saisies de produits périmés et douteux venus de filières clandestines, souvent sans étiquetage ni notice. «Ces substances, censées être de l’acide hyaluronique ou du botox, ne contiennent parfois que de la silicone industrielle ou des mélanges toxiques. “Les dangers sont immenses”, explique un représentant de la même direction. Un flacon acheté à bas prix peut se transformer en bombe sanitaire. Or le marché prospère, alimenté par une clientèle qui cherche avant tout des solutions rapides et abordables.
La riposte des autorités
Conscientes du danger, les autorités tentent de serrer l’étau. Aux frontières, les contrôles sont renforcés, avec obligation de traçabilité pour tout produit importé. Dans les villes, des descentes inopinées sont menées par les brigades mixtes Santé-Commerce. À Oran, une récente opération a mis au jour un institut de quartier où des dizaines de seringues prêtes à l’emploi étaient dissimulées dans une armoire. Les clientes, abasourdies, pensaient confier leur visage à une professionnelle «certifiée».
L’établissement a été immédiatement fermé, son matériel saisi. En revanche, le cadre légal, lui aussi, a été durci. Ces privées doivent obtenir une autorisation spécifique, conditionnée par des normes strictes d’hygiène. Les salons de coiffure et instituts d’esthétique ont interdiction absolue de pratiquer des actes médicaux invasifs.
Les contrevenants s’exposent à des fermetures immédiates et à des poursuites judiciaires. Dans une société où la religion guide les comportements, la question esthétique se confronte aussi au regard des imams. Pour un imam d’une mosquée connue à Oran, la nuance est importante.
«Corriger une malformation ou réparer les séquelles d’un accident est légitime. Mais transformer son apparence par vanité ou pour ressembler à des modèles étrangers est blâmable». Un inspecteur aux affaires religieuses ajoute en affirmant que «la responsabilité morale incombe aux praticiens. Ils doivent se demander si leur geste sert une nécessité médicale ou flatte simplement un caprice éphémère». Ces positions visent à poser des repères clairs dans une société où les standards de beauté importés suscitent fascination et inquiétude.
Quand la beauté masque la détresse
Mais réduire l’esthétique à un débat entre le permis et l’interdit serait simpliste. Derrière les demandes des patientes, se cachent souvent des blessures invisibles. Une psychologue clinicienne observe ce phénomène dans son cabinet et conclut : « Certaines femmes croient qu’une injection ou une chirurgie suffira à régler leur mal-être. Mais ce qu’elles recherchent vraiment est une reconnaissance sociale ou affective. Sans accompagnement, la spirale de l’insatisfaction peut devenir destructrice». Les réseaux sociaux accentuent cette pression. Sur Instagram ou TikTok, les filtres transforment les visages et imposent de nouveaux standards. Des adolescentes de 16 ans expriment déjà le désir de retoucher leur nez ou leurs lèvres. «C’est une génération qui risque de grandir avec un rapport faussé à son propre corps», avertit la psychologue. Le contraste est saisissant. D’un côté, la promesse d’une beauté parfaite en quelques minutes; de l’autre, les témoignages d’urgences saturées et d’enquêtes sur des filières de contrebande. La société algérienne se retrouve ainsi face à plusieurs dilemmes ! Comment encadrer un secteur en pleine expansion sans étouffer les praticiens sérieux ? Comment protéger les patients des charlatans et des produits toxiques ? Comment éduquer la jeunesse à distinguer entre amélioration légitime et quête illusoire de perfection ? Pour le docteur Massoud, la conclusion reste ferme : «La beauté ne doit jamais se faire au prix de la santé».
Une bataille de longue haleine
Le combat, pourtant, ne fait que commencer. Car tant que la demande persistera, l’offre parallèle trouvera toujours un moyen d’exister. Les salons de quartier fermeront…pour mieux réapparaître ailleurs. Les produits saisis seront remplacés par d’autres cargaisons. La lutte se joue donc sur plusieurs fronts à la fois répressif, avec des contrôles renforcés, préventif, en sensibilisant les citoyens aux dangers, moral, en rappelant les valeurs sociales et religieuses, psychologique, en offrant un accompagnement aux personnes fragiles. L’enjeu est double: protéger la santé publique et préserver la confiance dans un secteur qui, bien encadré, peut apporter un réel bénéfice médical et psychologique. Mais tant que les mirages de la beauté rapide séduiront, la bataille restera ouverte.
Yacine Redjami