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Coup de gueule du Pr Boubekeur Mohamed, sénateur d’Oran : «La mauvaise gestion des hôpitaux est responsable de la déliquescence de la santé en Algérie» (2ème partie)

Entretien réalisé par Karim Bennacef

Dans cette 2ème partie de notre entretien, le Pr Boubekeur Mohamed, sénateur d’Oran, développe une réflexion pertinente, qui peut faire office de constat, sur l’état, de son avis, déliquescent, dans lequel s’enliserait progressivement, mais surement, le secteur de la santé publique en Algérie. L’incompétence, la mauvaise gestion et une certaine forme de malhonnêteté sont prestement pointées du doigt, jusqu’à citer une maffia des hôpitaux. Ecoutons-le :

Ouest Tribune : L’Etat a beaucoup investi pour améliorer la santé publique.
Malgré cela, il est relevé nombre d’imperfections, selon votre avis, à quoi attribuez-vous tout cela ?

Pr Boubekeur Mohamed : D’abord je tiens à préciser qu’à propos de la réflexion que je vais apporter sur la santé en Algérie, je vais être constructif, constructif pour mon pays.
Je pense qu’après une longue expérience vécue sur le terrain, il est utile de partager nos avis, suggestions et réflexions avec certaines personnes qui sont à la tête de la responsabilité.
Pour être plus pragmatique, si l’on venait à faire une comparaison entre les structures sanitaires militaires et les structures sanitaires civiles, l’on constatera d’emblée qu’il y a indubitablement une grosse différence.
Si l’on se pose la question sur le pourquoi de cette différence, c’est tout simplement parce que certaines sont bien organisées, et d’autres ne le sont pas.
Pour être plus explicite, dans les structures sanitaires militaires, on veille à ce que le responsable soit sur le territoire de la compétition.
Les personnels, toutes branches confondues, sont des gens qui sont diplômés, qui ont suivi des gestions, ce sont des gens qui sont investis dans leur métier et sont consciencieux.
Il y a bien sûr derrière, une loi et une réglementation rigoureuse, celui qui déroge à sa mission est sanctionné.
C’est clair.
Penchons-nous maintenant sur les structures sanitaires civiles.
Il est malheureux de constater qu’il existe ce qu’on appelle l’anarchie.
Une anarchie dans le personnel paramédical, une anarchie dans le personnel médical et une anarchie dans la gestion hospitalière.
L’éthique professionnelle veut que, pour être gestionnaire hospitalier, il faudrait passer par une école de gestion, on ne met pas n’importe qui dans une gestion.
Moi, en tant que professeur de médecine, je ne peux pas gérer un hôpital parce que je ne suis pas formé pour ça et aussi parce que je suis théoriquement investi d’un autre métier, à savoir celui de chirurgien, que j’ai appris à faire et que je suis tenu à bien faire.
Or, aujourd’hui, il y a des implications, le gestionnaire est professeur, chef de service, ou encore médecin impliqué dans une gestion hospitalière, voire à titre consultatif, qui prend des décisions biscornues.

Ouest Tribune : Votre réquisitoire ressemble plutôt à un coup de gueule.
Que dénoncez-vous au juste ?

Pr Boubekeur Mohamed : Je n’irai pas par quatre chemins pour dire qu’il existe une sorte de mafia qui se crée dans les hôpitaux, et ça c’est difficile à contrôler quoi que l’on peut toujours le faire.
Les ministres de la Santé que j’ai connus, que ce soit Mr Benbouzid ou l’actuel, Mr Saîhi, je reconnais qu’ils font des efforts monstres, mais il ne faut pas oublier que les antécédents ont été catastrophiques.
Pour arriver à une structure sanitaire qui a du poids, ce n’est pas aussi facile que ça.
Gérer tout ce personnel, gérer les relations, gérer les produits, les malades, ce n’est pas évident.
Donc tout un chacun, qui est investi d’une responsabilité, doit faire son métier.
Celui désigné à la gestion des malades, doit rester dans son domaine, celui responsable des malades sur le plan logistique, ne doit s’occuper que du plan logistique, et ainsi de suite.
Et encore là, je ne parle pas de la conscience des personnes, parce que si l’on s’aventurait à le faire, c’est très grave.
Quand l’on constate qu’aujourd’hui, il y a des personnes qui sont arrivées non seulement à voler des produits médicaux de l’hôpital mais à voler également des équipements médicaux, des instruments, du consommable, pour les faire évader vers le privé, et cela au dépend des patients, ceci est d’une gravité extrême pour un Algérien.
C’est même impensable, c’est criminel ! Si tous les jours, il y a une compresse ou une seringue qui sort d’un hôpital et si l’hôpital compte 3000 employés, ce sont 3000 compresses et 3000 seringues qui partent en fumée.
Mais où va-t-on comme ça ? C’est une dérive gravissime.
Et puis, ce qui est encore tout à fait alarmant, il y a des gestionnaires qui sont impliqués.
Là aussi, je remets sur la table le choix et le profil des gestionnaires à désigner pour des postes de responsabilité à la tête des structures hospitalières.
On ne peut mettre n’importe qui.
Il y a des hôpitaux généraux, des hôpitaux de santé publique, des hôpitaux universitaires, toutes ces structures exigent que le gestionnaire ait une certaine expérience, de l’ancienneté, de même qu’il faut impliquer des personnes.
L’hôpital ne peut pas être géré par une seule personne, mais par toute une équipe.
C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe des divisions de directeur des soins, de directeur de la pédagogie, de directeur technique, etc.
Quand on parle de technique et d’équipement, il faut que le directeur technique soit un ingénieur versé dans les équipements médicaux et non pas un ingénieur de mécanique, pour que l’on puisse avancer.
Quand on achète un équipement, il faut acheter la pièce avec, et que l’ingénieur puisse réparer la machine en cas de panne, sinon on va partir dans des frais prodigieux, il va falloir ramener un ingénieur de l’extérieur, ramener la pièce sans savoir combien de temps va durer la panne, etc.
c’est insensé.
Et dans tout cela, qui va en payer les conséquences ? eh bien, ce sont tout bonnement, les malades.
Pour preuve, les patients qui ont besoin d’une radiothérapie, payent le prix fort.
Pourtant, l’Algérie a beaucoup investi.
Notre pays a tout fait pour que la santé s’améliore, mais malheureusement, l’organisation et la gestion ne se font pas correctement.
J’étais en visite dans un hôpital militaire de la 2ème Région militaire, il était d’abord d’une propreté exemplaire, les personnels sont disciplinés, on dirait des robots, chacun est orienté vers la tâche qu’il doit faire et c’est à peine s’il vous dit bonjour.
On dirait des Japonais, des centaines de personnes se croisent, on ne vous jette même pas un regard, chacun est investi dans sa mission.
Je suis passé dans les services des équipements, j’ai vu un scanner de 320 barrettes, qu’on ne possède pas ailleurs et qui vous fait votre examen en 3 minutes.
Les manipulateurs sont convenablement habillés, chacun connaissant son système, tous derrière leurs écrans, des médecins concentrés sur leur travail.
Au service de l’IRM 3 Tesla, même constat.
Tout était impeccable.
Vous allez maintenant dans un hôpital civil, dont celui où je travaille, le scanner est de 01 barrette.
Une échographie est plus performante.
L’IRM est en panne 6 mois sur 12, quand l’appareil fonctionne, il n’y pas de pièces de rechange.
Les gens sont en train de payer le prix fort.
L’État a investi, mais la prise en charge est totalement incorrecte, il va falloir se disputer pour obtenir un contrôle.

Ouest Tribune : Il est question de numérisation dans les structures hospitalières pour palier justement à certaines défaillances organisationnelles, notamment dans le dossier médical électronique.
Où en est-on ?

Pr Boubekeur Mohamed : D’abord je tiens à encourager le ministre actuel de la Santé qui est en train de faire des efforts dans l’application de la numérisation dans les hôpitaux, qui est le programme du président de la République, parce que c’est un administratif, rompu dans la gestion hospitalière puisqu’il a été secrétaire général, directeur général de l’Ecole normale supérieure, il est impliqué dans la formation dans la pédagogie, et le savoir-faire médical.
Donc en procédant à la généralisation du système de numérisation des hôpitaux, je pense qu’il va à ce moment-là pouvoir effectuer les contrôles sur les produits pharmaceutiques, contre le personnel, sur les fiches de malades qui entrent et sortent, la prise en charge, etc.
Mais d’ici, là il faudra trouver un moyen aussi pour régler la situation parce que les gens meurent, par défaut de prises en charge.
D’abord, les urgences et les évacuations abusives, parce que les hôpitaux ne sont pas contrôlés dans les périphéries.
Le malade décède dans l’ambulance lors du trajet, parce qu’il fait une hémorragie en route.
A Mascara, pour l’exemple, le week-end (vendredi- samedi), il n’y a pas de médecin.
L’évacuation se fait sur Oran, vers tel ou tel hôpital.
Ensuite, il y a la question du dépistage, que j’estime positive pour la population.
C’est vrai qu’on arrive à dépister des maladies très tôt, du moins celles du cancer, ou encore celles chroniques, mais si on ne peut pas les prendre en charge comme il faut, à quoi ça sert ? Et si aujourd’hui, comme l’a signalé le ministre de l’Industrie Pharmaceutique, tous les produits oncologiques ne sont pas disponibles au niveau de l’hôpital et on les trouve dans des cliniques privées ? Cela veut dire que c’est du un vol caractérisé.
C’est grave, parce que les produits oncologiques coûtent très cher et chaque produit est répertorié pour le malade en question.
Ce qui veut encore dire tout simplement qu’au niveau de l’hôpital, il y a une mauvaise gestion des produits.
Avec pour conséquences, des dérapages graves au milieu des populations.
J’encourage, oui, le gouvernement qui a augmenté le budget de la santé d’environ 4 %, mais si des efforts sont consentis en matière de finances, des efforts doivent être consentis en matière de gestion.
Je ne dis pas qu’il faut chasser les gens, mais celui qui ne sait pas gérer, doit être mis là où il sera utile.
On ne peut pas donner des responsabilités à des incompétents.
Parce qu’aujourd’hui il s’agit du malade et combien de fois ne s’est-on pas entendus avec le ministre pour dire que le malade est prioritaire, l’urgence est prioritaire, la prise en charge du malade aussi.
Dans son contexte d’urgence de la prise en charge du malade, ne signifie pas uniquement une hémorragie, elle signifie aussi le cancer qui doit être détruit dans sa phase totalitaire.
Pour en revenir au dossier médical, nous avons travaillé avec l’Union européenne, ils ont octroyé 1,2 millions d’euros pour l’installation du dossier médical électronique.
Allez-y voir maintenant, il n’y a rien du tout, il n’a jamais fonctionné entre les services et je défie quiconque, s’il y a deux services qui communiquent entre eux.
La commission européenne est venue ici à l’EHU d’Oran, on a commencé le dossier médical.
Mais personne n’a voulu aller au bout de ce dossier, parce qu’on a pas voulu entrer dans le savoir et ceci par incompétence et par fainéantise.

Ouest Tribune : Vous soulevez des dérives graves, que préconisez-vous ?

Pr Boubekeur Mohamed : Aujourd’hui on travaille en réunion de concertation pluridisciplinaire, un médecin ne peut pas décider tout seul de traiter un malade, parce que le malade est devenu pluridisciplinaire.
Donc on se réunit pour poser un diagnostic et poser une fiche thérapeutique en disant voilà celui-là nécessite une chimiothérapie, l’autre de la radiothérapie, pour celui-là il faut faire une chirurgie, etc.
sauf qu’aujourd’hui, on vous prescrit trois drogues, on en trouve qu’une seule, les deux autres n’existent pas.
On se met à chercher dans les hôpitaux et on revient à la solution du « cabas », c’est-à-dire l’informel.
Beaucoup de drogues de chimiothérapie transitent par le « cabas », c’est inconcevable ! Il y a une mauvaise gestion qui est due à l’incompétence.
J’irai encore plus loin pour pointer du doigt, la corruption dans les marchés.
On s’arrange pour faire passer le moins-disant.
Or, les marchés, ce sont les équipements, les produits consommables, les médicaments, tout cela représente des milliards.
J’estime qu’il est temps d’assainir, des commissions d’enquête doivent être diligentées.
Je parle du marché dans le milieu de la santé.
Il faut tirer la sonnette d’alarme, que des gens compétents soient investis dans des hôpitaux.
On ne peut pas ramener quelqu’un dans un hôpital du 2e ou 3e degré parce que c’est un ami ou un parent proche, où il y a des professeurs universitaires de haut niveau qui ont une certaine expérience.
C’est un phénomène qui dure, c’est anormal.
Et en plus de cela, non seulement il dure sur le plan de l’incompétence, mais en plus il est grevé par la corruption dans les marchés.
Je ne parlerai pas des universités, où des diplômes se marchandent.
Les walis ont été investis d’un pouvoir, c’est une très bonne chose, mais il faut prendre des sanctions.
Le Président de la République a bien déclaré qu’ils ont toute la latitude et l’autorité pour sévir, à condition de ne pas être injustes ou partiaux.

Ouest Tribune : Vous dressez là un tableau noir sur la gestion de la santé.
Tout est aussi accablant ? Des réalisations tout de même positives sont citées çà et là, vous en convenez ?

Pr Boubekeur Mohamed : L’avantage, c’est qu’aujourd’hui on voit, parce qu’il faut rester positif aussi, on installe la numérisation, qui va permettre un contrôle appliqué des structures.
On s’intéresse aussi à l’enfant, il a sa propre spécialité, que ça soit, la chirurgie générale ou autre.
A Bab El Oued, un service d’oncologie de chirurgie est réservé à l’enfant.
Il reste à développer l’hôpital d’oncologie de Canastel, réservé à l’enfant, pour le sortir de l’anonymat et avancer dans les histoires de greffes, de tumeurs cérébrales, c’est très important, parce que qu’il y a beaucoup d’enfants qui meurent de tumeurs cérébrales.
Il faut les prendre en charge, pour ça il faut des équipements et des moyens.
Mais pour qu’il y ait des équipements et des moyens, il faut que le gestionnaire comprenne les spécialistes, les professeurs pour qu’ils puissent avancer ensemble.
Or, je constate qu’il y a beaucoup de conflits au niveau hospitalier, les confrères ne sont pas toujours dans la meilleure des ententes et des relations, contrairement à ce qui se passe dans les hôpitaux militaires où il y a une discipline ferme.
Je suis sûr et certain que le budget qui est dépensé par les civils est beaucoup plus élevé que celui dépensé chez les militaires, sauf qu’eux, les militaires, sont mieux organisés.
Si on doit faire passer 60 malades, on fait passer 60 malades.
Les structures militaires ne peuvent être en rupture que s’il y a rupture sur le plan national, c’est tout à fait normal, parce que c’est la pharmacie centrale qui dote les hôpitaux.
Mais vous ne rencontrez jamais les difficultés observées dans les structures civiles.
L’équipement est bien entretenu, un scanner tient 20 ans.
Chez le civil, il tombe en panne, 20 jours après.
Sans parler du copinage et de la corruption.

Ouest Tribune : Vous suggérez donc plus de contrôle, d’inspections, etc…

Pr Boubekeur Mohamed : Le Président de la République a instauré des commissions spéciales de contrôle et d’inspection au niveau national, il serait judicieux d’en faire de même à l’échelle de wilaya, de daïra, de la commune.
D’autre part, il faut savoir répartir les choses, un hôpital qui ne peut pas avoir un scanner, ou ne doit pas en avoir, peut simplement passer des conventions avec l’EHU ou le CHU avec des calendriers prédéfinis.
Aujourd’hui, je garde quand même espoir, il y a quand même 5 ou 6 hôpitaux de 240 lits à Oran, soit plus de 1000 lits qui vont ouvrir incessamment, mais en raison de l’incompétence de certains responsables, la population a souffert pendant plus de 05 ans.
Avant de finir, je rappellerai les moult tentatives sur le dossier de la contractualisation, mes interventions auprès de trois gouvernements passés, un vœu qui remonte à l’année 1974, et rien n’a été adopté parce que les ministères de la Santé, du Travail, de la Fonction Publique, des Finances, ne sont pas parvenus à s’entendre.
Enfin, je n’attaque personne, j’encourage les gens qui travaillent, le ministère de la Santé est en train de vouloir faire des choses, tant mieux, la numérisation ça fait 6 mois que le Président de la République en a parlé, où est-elle ? La preuve, au niveau de l’EHU, aucune numérisation n’est lancée, parce qu’il faut des équipements, des ingénieurs, des informaticiens, des logiciels, Intranet n’existe pas pour communiquer entre les services.

 

 

 

 

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